Regard sur les élites économiques : les consultants et la méritocratie

01/02/2019

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The Conversation

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.[/vc_column_text][/vc_column][vc_column width= »3/4″][vc_column_text]

Dans le consulting ou la banque d’affaires, les nocturnes sont fréquentes pour les juniors comme pour les associés.
Rawpixel.com / Shutterstock

Sébastien Stenger, ISG International Business School

Les analyses des conflits sociaux des dernières semaines opposent souvent les élites des grandes métropoles urbaines, composées de cadres supérieurs connectés aux richesses et aux ressources de la mondialisation et les espaces périphériques et ruraux où vivraient les personnes plus modestes et reléguées, victimes d’un accroissement des inégalités dont le mouvement des gilets jaunes serait une émanation.

Si l’on connaît un peu mieux aujourd’hui les modes de vie et les perceptions des catégories socio-professionnelles qui se sont mobilisées, on connaît souvent moins la vision du monde qu’ont les groupes sociaux supérieurs. Or, la façon dont ceux-ci envisagent leur propre place dans le monde et la place de ceux qui les entourent, peut contribuer à cette fracture sociale.

J’ai eu l’occasion dans une enquête sur les grands cabinets de conseil internationaux d’en étudier une partie (Au cœur des cabinets de conseil et d’audit, PUF, Prix Le Monde et Prix FNEGE) et l’analyse, si elle ne vaut bien sûr pas pour toutes les catégories socio-professionnelles supérieures, peut nous renseigner sur la façon dont l’élite économique justifie son rôle, ainsi que les ressources et le pouvoir dont elle dispose. En effet, les cabinets de conseil internationaux comme McKinsey, BCG, Bain, ou même encore les Big Four, sont très influents et façonnent le monde des affaires directement via leur activité de conseil et indirectement en plaçant leurs anciens salariés à des postes de direction des grandes entreprises. Ces cabinets, qui recrutent parmi les meilleurs étudiants des grandes écoles françaises (HEC, X, Mines, etc.) constituent en quelque sorte le dernier maillon de la fabrication des dirigeants (McKinsey est souvent surnommé l’« usine à CEO »), et de fait, la part des dirigeants d’entreprises issus de ces cabinets croit au détriment des carrières traditionnelles internes.

Ainsi, il est possible d’arriver de sa province et de la classe moyenne et de se retrouver à 23 ans par la magie de son travail scolaire, chez McKinsey ou dans les banques d’affaires comme Rothschild qui fonctionne de la même manière, directement projeté dans le monde des Français les 3 % les plus riches (les salaires d’entrée sont d’environ 70 000 et de 150 000 euros au bout de 5 ans, sans tenir compte des bonus).

Rétribuer les plus méritants

Qu’est-ce que nous apprend l’observation de ce groupe social ? Le premier point qui m’a frappé dans cette enquête est la croyance fondamentale que cette élite partage dans les vertus de la méritocratie : la plupart des consultants estime qu’il est nécessaire et légitime de hiérarchiser et de distinguer les individus entre eux et donc de rétribuer les plus méritants différentiellement, sur le même modèle de la compétition scolaire dont ils sont sortis vainqueurs. Ainsi est privilégié un type de justice dans laquelle des dénivelés importants de rémunération sont justifiés du moment qu’ils reposent sur le mérite (les associés de ces cabinets gagnent entre 300 000 euros et plus d’un million d’euros par an).

Cette compétition est d’ailleurs le fil conducteur du modèle de carrière mis en place par ces cabinets appelé up or out : chaque semestre les salariés d’une même cohorte sont évalués et classés les uns par rapport aux autres ; les meilleurs sont promus et les moins bons sont invités à quitter le cabinet. Au terme de ce parcours d’une dizaine de grades, les meilleurs peuvent espérer être cooptés en tant qu’« associé », c’est-à-dire propriétaire d’une partie du capital.

Bien qu’en réalité la compétition pour les postes ne repose pas uniquement sur le mérite, relativement fictif et difficilement objectivable, et qu’elle tient compte aussi de facteurs relationnels et sociaux subjectifs, la compétition méritocratique reste un principe régulateur des conduites accepté par tous : le salaire varie en fonction du diplôme (« c’est normal, celui qui a réussi HEC a travaillé plus, donc mérite plus » explique un consultant), ceux qui échouent reconnaissent qu’ils ne sont pas à la hauteur, et la plupart des femmes refusent les dispositifs d’accompagnement (télétravail, discrimination positive, etc.) au nom de cet « extrémisme méritocratique » (Louis Hyman, Temp, Pengouin) qui leur est de fait pourtant largement défavorable puisque 15 % des associés sont des femmes, alors qu’elles représentent 50 % des effectifs à l’entrée.

« On me dit que je suis fort parce que j’encaisse bien »

Deuxième constatation qui découle de la première : c’est une élite qui travaille et qui se définit par son travail. On est loin de la classe de loisirs que décrivait Thorstein Veblen pour laquelle le travail était considéré comme « indigne de l’homme accompli ». Chez McKinsey, mais aussi dans les banques d’affaires, les rythmes de travail sont extrêmes, souvent plus de 80 heures par semaine, les nocturnes sont fréquentes que ce soit pour les juniors ou les associés. La capacité à résister au stress, à la pression, aux épreuves, constitue une morale professionnelle qui manifeste l’appartenance à une élite supérieure et sélective. « On me dit que je suis fort parce que j’encaisse bien », « tu es vu comme un héros quand tu es capable de faire face à une grosse masse de travail », explique un manager. Ceux qui ne peuvent pas tenir cette pression abandonnent.

Si on retrouve dans cet investissement hors normes la marque de rituels ascétiques propres à la fabrication des élites, dans la continuité des classes préparatoires, cette obsession du travail est aussi une conséquence de la méritocratie : elle permet de distinguer des individus égaux et de les hiérarchiser en fonction de leur effort personnel et de leur volonté. Ainsi, les membres de cette « nouvelle élite » ne se comportent pas comme si tout leur était dû et ne puisent pas dans la fortune familiale pour couler une existence de rentiers mais croient fermement à l’importance du travail.

Ces principes « démocratiques » que sont le travail, le mérite, mais aussi la performance et la rationalisation de l’existence, nous interrogent par ce qu’ils produisent d’un certain type de sujet social dont l’analyse peut mettre à jour des rouages qui sous-tendent les inégalités du monde contemporain. Quel est-il ?

Tout d’abord, ce sujet d’élite se perçoit d’une façon beaucoup plus individualisée et héroïque et considère que la position qu’il occupe est le résultat de ses actions et de son travail. À une culture de classe, basée sur la naissance ou l’appartenance, s’est substituée une culture du privilège acquis, dans laquelle la réussite est censée être à la portée de tous (on trouve ainsi parmi ces consultants des exemples certes anecdotiques mais tangibles de personnes issues des classes moyennes via l’ascenseur social). Par conséquent, l’entreprise n’est pas envisagée comme un collectif au service éventuel d’un bien public, mais comme un simple distributeur d’utilité privée, où chacun cherche dans cette compétition à s’assurer individuellement une position sociale confortable sans considération pour les finalités collectives : les consultants pensent toujours au next step ou à trouver un job shiny à leur exit. La transformation de ces expériences individuelles en expérience collective est rendue difficile par le fait que les consultants sont rivaux, il n’y a d’ailleurs pas de syndicat.

La morale des vainqueurs

Un autre effet de cette méritocratie exacerbée que j’ai pu observer est que les consultants ne se définissent pas par la finalité de leur travail ou de leur fonction mais par leur position sociale. Concrètement c’est davantage le prestige et le souci de se démarquer de ses semblables qui définit le consultant que l’utilité même de son travail. Dès lors que le travail devient un mode privilégié d’expression du statut social, le travail participe de la course sans limites à la distinction et devient par là même infini. Le travail tend donc à être vécu comme un sport où, à défaut de convictions personnelles sur la valeur du métier, l’important est de se distinguer et de réussir.

Enfin, ces principes produisent une morale favorable au vainqueur. Cette compétition ne s’exerce pas sans une certaine violence au sein même de cette élite ; il y a des gagnants et il y a des perdants. Et même si les consultants qui quittent le cabinet ne se retrouvent pas relégués aux marges de la société, ce modèle de compétition à l’image de la compétition sportive ou scolaire constitue pour eux une épreuve source de stress, d’anxiété, et parfois de burn-out. Les tensions de ce modèle sont vues comme une mise à l’épreuve de leur valeur personnelle et sont cruelles pour les « perdants » qui doivent assumer la responsabilité de leurs échecs (ce que j’appelle le « jobbard ») : puisque l’échec repose non plus sur les inégalités sociales mais sur les aptitudes personnelles, il met directement en cause l’estime de soi. Ainsi ces élites qu’on pourrait croire protégées par leur titre scolaire continuent à s’imposer une compétition continue dont l’élection est incertaine. Ces cabinets nous rappellent donc la tension au cœur de notre société démocratique entre égalité et mérite et ses effets potentiellement darwiniens (François Dubet, « Les places et les chances », Seuil).

On pourrait croire que ce phénomène est typique des élites françaises. Mais on trouve ces évolutions dans des enquêtes menées dans d’autres pays. Dans son anthropologie Liquidated : An ethnography of Wall Street](https://www.dukeupress.edu/liquidated), Karen Ho décrit les banquiers comme des fondamentalistes du marché, soumis à des rythmes de travail hallucinants, désireux de travailler entre gens smart diplômés des meilleures universités et dans lequel le darwinisme social et la loi du marché sont des normes projetées sur le reste de la société. Dan son ouvrage Excellent Sheep), William Deresiewicz observe que les étudiants de la Ivy League sont en quête de statut et de crediantialism et ne réfléchissent pas à pourquoi ils font ce qu’ils font. Shamus Kahn qui a fait une ethnographie d’une école d’élite de l’état de New York (Privilege : The making of an adolescent elite at St. Paul’s School) montre à quel point le travail est devenu une obsession des élites américaines.

Le terme de méritocratie (la « loi des meilleurs ») fut forgé par un sociologue anglais après-guerre Michael Young de façon péjorative pour fustiger ce qui lui semblait être un froid processus de bureaucratisation scientiste de la compétence et du talent. Le mérite est bel et bien un principe de justice fondamental dans notre démocratie mais il n’est pas toute la justice. Et s’il est appliqué à la société dans son ensemble sans être compensé par d’autres conceptions de la justice (soucieuses de ne pas seulement justifier les inégalités mais bien de les réduire), il peut conduire à un gouvernement de premiers de la classe que les « perdants » peuvent ne pas accepter avec autant de bonne volonté que les consultants.

« Au cœur des cabinets de conseil et d’audit : de la distinction à la soumission », vidéo FNEGE Médias (2018).

Sébastien Stenger est l’auteur du livre « Au cœur des cabinets d’audit et de conseil » (PUF, 2017), Prix FNEGE du meilleur ouvrage de recherche en management dont The Conversation France est partenaire.The Conversation

Sébastien Stenger, Enseignant-chercheur en sciences de gestion, ISG International Business School

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.[/vc_column_text][/vc_column][/vc_row]

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